- Je voulais seulement savoir si, sur cette terre d'Israël où vous voulez aller, ils voudront aussi de moi.
- Ils te prendront sûrement, dit Mottel. Je te ferais un mot de recommandation, et tu n'auras pas besoin de changer de nom, ni de te faire circoncire. [...]
On entendit la grosse voix de Pavel:
- Écoute-moi, le russe: le nom n'a aucune importance, mais fais-toi circoncire. Profite de l'occasion. Ce n'est pas tellement une affaire de pacte avec Dieu, c'est plutôt comme pour les pommiers. Si on les taille au bon moment, ils poussent bien droit et donnent plus de pommes.
Rokhélé la Noire eut un long rire nerveux; Bella se dressa toute rouge et déclara qu'elle n'avait pas fait des kilomètres et des kilomètres et couru tant de dangers pour entendre des propos pareils. Piotr regardait autour de lui, intimidé et gêné.
Puis, sérieuse comme toujours, Line parla à son tour:
- Bien sûr qu'ils te prendront, même sans la recommandation de Mottel. Mais pourquoi veux-tu venir avec nous?
- Eh bien, commença de dire Piotr, encore plus gêné, les raisons sont nombreuses...
Il leva la main, le petit doigt en l'air, comme font les russes quand ils commencent à compter:
- Premièrement...
- Premièrement? répéta Dov, encourageant.
- Premièrement je suis croyant, dit Piotr, avec le sourire de celui qui a trouvé un bon argument.
- Got, scenk mir an òysred! cita Mottel en yiddish.
Ils éclatèrent de rire, Piotr les regarda, froissé.
- Qu'est-ce que tu as dit? demanda-t-il à Mottel.
- C'est une façon de dire à nous. Ça se traduit par: «Seigneur Dieu, envoie-moi une bonne excuse.» Tu ne vas tout de même pas nous faire croire que tu veux rester avec nous parce que tu crois au Christ? Tu es partisan et communiste, et tu n'as pas tellement l'air de croire au Christ. Et puis on ne croit pas au Christ, nous autres; et on ne croit même pas tous en Dieu.
Piotr le croyant proféra en russe quelques injures bien senties et reprit:
- Vous compliquez les choses comme personne. Bon, je ne sais peut-être pas vous expliquer, mais c'est vraiment ça. Je veux rester avec vous parce que je crois au Christ, et allez tous vous faire voir avec vos distinctions.
Il se leva, l'air offensé, et se dirigea vers la porte d'un pas décidé, comme pour partir, mais il fit demi-tour:
- Et j'ai encore une bonne dizaine de raisons de rester avec votre bande de crétins. Parce que je veux voir le monde. Parce que je me suis disputé avec Oulybine. Parce que j'ai déserté, et que s'ils me prennent ça finira mal pour moi. Parce que j'ai baisé vos putes de mères, et parce que...
Quand il en fut là, on vit Dov courir vers lui comme s'il voulait lui sauter dessus, mais, au contraire, il le serra dans ses bras, et les deux hommes se martelèrent le dos de coups de poing affectueux.»
Primo Levi, Maintenant ou jamais
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