Les femmes attendaient paisiblement sous l’arbre. Une voiture assez luxueuse s’arrêta tout près
des couffins. Un homme cravaté et parfumé en descendit et s’adressa à l’une des femmes:
-- C’est à vendre ces oranges?
-- Bien sûr, sinon pourquoi les aurais-je cueillies, et pourquoi serais-je là sous l’arbre à attendre
le car d’Agadir?
-- Combien?
-- Combien quoi?
--Tout. Je t’achète tes deux couffins…
-- Rien que ça ! Mon pauvre monsieur !
-- Quoi, tu ne veux pas ?
-- Décidément, ces gens de la ville, dès qu’ils mettent un costume ils oublient qu’ils sont
marocains… Écoute, mon fils. J’ai passé trois jours à cueillir ces fruits et ces légumes. Aujourd’hui
je me suis levée très tôt. Je marche depuis ce matin, à pied. Je vais au marché d’Agadir pour
vendre mon bien. Je ne me suis pas levée à l’aube pour me débarrasser en un clin d’œil de tous
mes fruits et légumes. Je vais à Agadir m’installer dans mon petit coin, étaler mes produits,
saluer le gardien, demander des nouvelles de Rahma qui est malade, et vendre mes oranges et
mes tomates à plusieurs personnes. J’aimerais recevoir la même somme que tu m’offres mais de
plusieurs mains, avec plusieurs sourires, et venant de visages différents. Je suis désolée, je ne me
débarrasse pas de ma marchandise, je la vends. Et je passe toute une journée à la vendre. Sinon,
quelle vie aurions-nous ? Et quel intérêt de ne plus aller jusqu’au marché ?
-- Ah, bon ! Je ne comprends rien à ce que tu me racontes.
-- Tu vois qu’il vaut mieux que tu ne manges pas mes oranges. Moi, j’ai peut-être un défaut,
mais j’aime vendre mes produits aux gens qui me comprennent !...
L’homme, furieux, monta dans sa grosse voiture et disparut laissant derrière lui un nuage de
poussière.
»
Tahar Ben Jelloun (1981), La Prière de l’Absent
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